Contre la mondialisation-mayonnaise de Raphaël Enthoven

Publié le par DIDR 33 - la gironde avec Arnaud Montebourg

 

Libération Rebonds,

lundi 12 décembre 2011, p. 24

Par David Djaïz Elève à l'Ecole normale supérieure (Ulm) et François-Xavier Petit Professeur agrégé d'histoire

La démondialisation s'est installée dans le débat présidentiel et n'en finit plus de susciter commentaires et débats. C'est bien légitime à condition que les arguments avancés ne soient pas malhonnêtes ou ignorants de ce que le concept recouvre. Parmi les interprétations erronées, celle du philosophe Raphaël Enthoven se distingue par son acharnement. Nous voudrions ici nous attarder sur certains de ses propos. Pour ce passeur talentueux de savoir en effet, depuis quelques mois, rien ne va plus. Son analyse philosophique se mue en commentaire de l'actualité.

Loin de nous l'idée saugrenue d'empêcher le philosophe de se mêler de la chose publique car, comme Althusser, nous pensons que la philosophie se doit d'être «intervention théorique dans la politique, intervention politique dans la théorie». Néanmoins il arrive souvent aux philosophes qui se mêlent de politique de dire un certain nombre de bêtises, comme toujours lorsque la rencontre entre deux ordres apparemment aussi hétérogènes n'est pas bien négociée. Il nous semble, cher Raphaël Enthoven, que vous tombez dans cet écueil, spécialement lorsque vous vous attaquez à la démondialisation d'Arnaud Montebourg.

Le 27 novembre, lors du forum de Libération à Lyon, vous avez à nouveau sonné la charge contre la démondialisation, dans des termes très durs. «Idée fausse, arrogante, contradictoire et démagogique.» Rien que ça ! Voilà des adjectifs bien choisis puisqu'ils désignent à eux quatre ce qui est antiphilosophique par excellence : le faux s'oppose au vrai, qui est la fin de toute investigation philosophique; l'arrogance s'oppose à l'humilité et à la modestie qui doivent caractériser celui qui cherche infatigablement la sagesse; la contradiction enfreint un principe logique et philosophique sacré, celui de ne pas dire tout et son contraire; enfin, la démagogie caractérise le sophiste, ennemi du vrai philosophe, prêt à dire n'importe quoi pour flatter ses interlocuteurs.

L'on serait en droit d'attendre des arguments pour étayer un propos aussi virulent. Malheureusement, ils ne sont pas au niveau. La démondialisation serait «arrogante» parce qu'elle supposerait que «la petite France peut changer le monde». Est-il besoin de rappeler que la démondialisation est née dans un pays du Sud, aux Philippines, sous la plume de Walden Bello ? Est-il besoin de mentionner que la démondialisation est un projet européen, puisqu'elle a pour but la convergence sociale et fiscale du Vieux Continent ? Est-il besoin de signaler que le protectionnisme proposé par les défenseurs de la démondialisation est écologique, puisqu'il s'agira surtout de taxer les marchandises produites dans des conditions environnementales scélérates, et altruiste puisqu'une partie des excédents ainsi dégagés sera reversée aux pays émergents pour financer leur développement interne ?

Plus grave encore, la démondialisation serait selon vous une notion «fausse», «parce qu'elle repose sur l'idée qu'on peut remonter le temps. Ce serait comme vouloir défaire une mayonnaise : on ne retrouve jamais l'huile, les oeufs et la moutarde !» L'argument de l'irréversibilité du temps nous paraît douteux : de quel temps parlons-nous ? Le temps de la physique ou de la biologie n'est pas le temps historique. Or la mondialisation telle qu'il faut l'entendre est un processus historique et politique. Elle est le résultat de choix politiques donc réversibles comme l'organisation méticuleuse de la déréglementation financière et monétaire mondiale, depuis les accords de la Jamaïque (1971). Par l'analogie de la mayonnaise (analogie étrange s'il en est !) vous semblez suggérer qu'entre l'Etat-nation, entité close, fermée sur elle-même, et la «mondialisation-mayonnaise», obéissant au paradigme du «tout est dans tout», il n'y a point de salut. Or entre ces deux points extrêmes, terreaux de l'extrémisme, qu'il soit national ou libéral, il existe un point d'équilibre : l'intégration régionale.

La démondialisation ouvre précisément un nouvel espace et nous offre la possibilité d'un autre imaginaire. Elle n'est nullement un repli haineux derrière ses frontières, mais elle programme la fin de la concurrence forcenée à l'échelle mondiale qui pousse les travailleurs d'ici à détester ceux de là-bas parce qu'ils leur prennent leurs emplois, et inversement, ceux de là-bas à traiter d'ingrats les «riches» d'ici qui ne veulent rien partager. La démondialisation casse la spirale de la violence. Ce n'est pas elle qui crée les antagonismes, elle les résout. En changeant le rapport au temps et au lieu, en régionalisant les économies et les sociétés, elle introduit la possibilité de vivre autrement. La démondialisation, c'est le calme, la respiration dans un monde asphyxié. Alors, comme un jeu de dominos, elle pourra transformer tous les pans de l'économie, lentement : la production, d'abord, en protégeant les industries stratégiques et en permettant de dégager des marges de manoeuvre pour innover; la consommation, ensuite, en ressuscitant la demande intérieure et les productions locales; l'échange, en établissant les conditions de respect des normes sociales et environnementales faute de quoi un tarif douanier sera appliqué; l'Europe, en lui donnant l'occasion d'être enfin concrète et utile pour les peuples.

Aristote faisait de l'étonnement l'origine de la philosophie. L'étonnement, c'est la capacité à accueillir la nouveauté et à la penser. La démondialisation, projet inédit, mérite mieux que d'être comparée au «national-socialisme» comme vous l'avez fait. C'est là un propos offensant et presque diffamatoire pour les 460 000 électeurs d'Arnaud Montebourg. Pourquoi le tenir, alors que la démondialisation est le meilleur rempart face à la poussée presque irrésistible de l'extrême droite ? Au contraire, refuser d'affronter l'extrême droite, dédaigner son électorat et les problèmes quotidiens qu'il affronte, c'est faire preuve d'un esprit de Munich ! Il nous a semblé, cher Raphaël Enthoven, que vous avez manqué à vos devoirs en attaquant si frontalement la démondialisation sans prendre le temps d'y réfléchir sérieusement. Il nous a aussi semblé bon de vous le faire savoir poliment car tous les égarements peuvent être corrigés et pas seulement ceux suscités par la mondialisation.

 

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